Réflexion, littérature
Les positions de l’écrivain et essayiste kenyan Ngugi
Wa Thiong’o sont originales, fortes et provocantes. Elles sont connues de
longue date chez les Anglophones. Parce qu’elles touchent au sacro-saint
pilier de la langue (entendez la langue unique : le français, chez nous), elles
n’ont eu pas d’échos du tout dans le monde francophone. Il a fallu un
quart de siècle pour voir son ouvrage manifeste de 1986 (1) paraître en
français chez un petit et précieux éditeur : Décoloniser
l’esprit (La Fabrique, 2011). Depuis sa sortie l’an dernier, l’ouvrage
en question n’a pas suscité, à notre connaissance, de
débats dans la presse francophone. C’est pourquoi il nous a semblé utile
de remettre en selle les arguments du romancier qui a osé, le
premier, abandonner l’anglais pour renouer avec le kikuyu. Les pages
ci-dessous sont extraites des ‘bonnes feuilles’ offertes aux lecteurs par l’éditeur.
Implicitement ou explicitement, un nombre croissant d’artistes africains –des
cinéastes comme Manthia
Diawara, des plasticiens, des activistes hip hop– mettent en forme et
en pratique les propositions avancées par l’auteur de Matigari.
Quelque chose change…
« I.
La littérature africaine et sa langue
1. On ne peut pas s’interroger sur la littérature
africaine ni sur la langue dans laquelle elle est écrite sans réfléchir aux
enjeux politiques d’une telle question. D’un côté, il y a l’impérialisme, sous
ses formes coloniale et néocoloniale, qui n’en finit pas de vouloir remettre
l’Africain aux labours, en lui collant des œillères pour éviter qu’il regarde
hors du chemin tracé –bref l’impérialisme qui continue de contrôler l’économie,
la politique et la culture africaines. Et puis en face il y a le combat des
Africains pour affranchir leur économie, leur politique et leur culture de la
mainmise euro-américaine et ouvrir une nouvelle ère, où souveraineté et
autodétermination ne soient plus de vains mots.
Reprendre l’initiative de sa propre histoire est
un long processus, qui implique de se réapproprier tous les moyens par lesquels
un peuple se définit. Le choix d’une langue, l’usage que les hommes décident
d’en faire, la place qu’ils lui accordent, tout cela est déterminant et
conditionne le regard qu’ils portent sur eux-mêmes et sur leur environnement
naturel et social, voire sur l’univers entier. La question de la langue est
leur pays, ils n’abandonnèrent pas la conviction que la renaissance des
cultures africaines viendrait des langues d’Europe. (Moi-même qui écris ce
livre en anglais, ne devrais-je pas le savoir ? !)
2. En 1962, je fus invité au
fameux colloque des écrivains africains organisé par l’université de Makerere à
Kampala, en Ouganda. La liste des participants comprenait de nombreux noms que
les étudiants de tous pays citent aujourd’hui dans leurs dissertations. Quel
était l’intitulé de ce colloque ? «Conférence des écrivains africains de langue
anglaise.» J’étudiais alors l’anglais à l’université de Makerere, antenne
outre-mer de l’université de Londres. L’année précédente, en 1961, j’avais
terminé La Rivière de vie, ma toute première tentative romanesque. Je
suivais sagement le chemin ouvert par les récits de Peter Abrahams ou par le
roman Le Monde s’effondre de Chinua Achebe, paru en 1959. Il y avait
aussi les auteurs des colonies françaises, la génération de Léopold Sédar
Senghor et David Diop, mise en avant par l’Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache publiée à Paris en 1947-1948. Tous écrivaient en langue
européenne, comme d’ailleurs l’ensemble des participants au colloque de 1962.
L’intitulé –«Conférence des écrivains africains de langue anglaise»– excluait desemblée
les auteurs cruciaux et a toujours été au cœur des grandes violences faites à
l’Afrique au XXe siècle.
Tout a commencé il y a cent ans, en 1885, à
Berlin, le jour où les puissances capitalistes d’Europe se sont assises à une
table et ont découpé un continent en colonies sans se soucier des peoples qui y
vivaient, de leurs cultures et de leurs langues. Il semble que ce soit le
destin des peuples africains de voir leur avenir tranché aux tables de conférences
de métropoles occidentales : leur déchéance de pays souverains en colonies
s’est décidée à Berlin ; leur conversion plus récente en néocolonies aux
frontières inchangées s’est négociée autour des mêmes tables, à Londres, Paris,
Bruxelles et Lisbonne. Le découpage hérité de Berlin, avec lequel l’Afrique vit
encore, était évidemment –quoi qu’en aient dit les diplomates armés de bibles–
économique et politique. Mais il était également culturel : à la conférence de
Berlin, l’Afrique fut aussi partagée entre langues européennes. Les pays
africains se virent définis et se définissent encore aujourd’hui sur la base de
ce critère : pays anglophones, pays francophones et pays lusophones. Les
écrivains africains auraient dû frayer des chemins hors de cet encerclement
linguistique ; hélas, ils en vinrent à se penser eux-mêmes en fonction des langues
imposées. Même lorsqu’ils s’insurgèrent et embrassèrent les sentiments les plus
radicalement pro-africains, tentèrent de formuler au mieux les problèmes qui se
posaient à l’arabe, parlé par certains Africains ? Que faire du français
et de l’anglais, devenus à leur façon des langues d’Afrique ? Que se passait-il
si un Européen décidait d’écrire sur l’Europe en langue africaine ?
Qu’advenait-il si… et si… et si… et si… ? Sans que personne aborde à aucun
moment cette question : la domination de nos langues et de nos cultures par
celles d’Europe.
Aucun Fagunwa, aucun Shaaban Robert, aucun
écrivain de langue africaine n’était là pour faire redescendre l’assemblée sur
terre. Et à aucun moment la question ne fut posée : ce que nous écrivions
était-il de la littérature africaine ? La nature du public touché par les œuvres,
le rôle décisif de la langue dans la détermination d’un lectorat d’une certaine
classe et d’une certaine nationalité, rien de tout cela ne fut abordé. Le débat
porta sur le thème des œuvres, le pays d’origine des auteurs et l’endroit où
ils vivaient. L’anglais, au même titre que le français et le portugais, était
implicitement accepté comme langue naturelle de la littérature, y compris
africaine. Les cercles dirigeants voyaient en lui un rempart contre les risques
de division inhérents au multilinguisme.
Dans la sphère littéraire, beaucoup se
réjouissaient que les langues européennes soient venues sauver les langues
africaines d’elles-mêmes. Dans son avant-propos aux Contes d’Amadou Koumba,
Sédar Senghor félicite Birago Diop d’avoir, pour ressusciter le style et
l’esprit des vieux de langue africaine. Avec le recul, en examinant tout cela
au prisme des questions que je me pose aujourd’hui, en 1986, je mesure
l’aberration que cela représentait. Moi, simple étudiant, je me retrouvais
invité sur la foi de deux nouvelles parues dans des revues étudiantes.
Cependant que ni Shaaban Robert, alors le plus grand poète d’Afrique de l’Est
en vie, auteur de plusieurs livres de prose et de poésie en kiswahili, ni Chief
Fagunwa, grand écrivain nigérian, auteur de plusieurs titres en yoruba,
n’étaient conviés.
Les débats sur le roman, la nouvelle, la poésie
et le théâtre partaient d’extraits d’œuvres en anglais, excluant d’emblée les
grandes œuvres en swahili, zoulou, yoruba, arabe, amharique ou en quelque
langue africaine que ce soit. Cela n’empêcha pas la conférence des écrivains
africains de langue anglaise, sitôt achevés les préliminaires d’usage, de
commencer à discuter la première question à l’ordre du jour : «Qu’est-ce que la
littérature africaine ?» Le débat qui s’ensuivit fut animé. Fallait-il appeler
littérature africaine la littérature qui parlait de l’Afrique et de la vie en
Afrique ? La littérature qu’écrivaient les Africains ? Que fallait-il faire d’un
non-Africain qui écrivait sur l’Afrique ? Écrivait-il de la littérature
africaine ? Qu’advenait-il si un écrivain africain décidait de situer son
intrigue au Groenland ? Était-ce de la littérature africaine ? Ou était-ce la
langue qui devait servir de critère ? Qu’en était-il alors de Comment expliquer
qu’un écrivain africain, ou quelque écrivain que ce soit, devienne à ce point
obsédé par l’idée d’emprunter à sa langue maternelle des expressions pour en
enrichir d’autres langues ? Comment expliquer qu’il se sente investi d’une
pareille mission?» ( Ngugi Wa Thiong’o)
(!) Il est temps de se procurer cet
indispensable ouvrage (Décoloniser l’esprit, traduit de l’anglais
(kenya) par Sylvain Prudhomme, 2011, 168 pages, 15 euros,
ISBN978-2-35872-019-9) chez les bons libraires ou auprès des éditions La
Fabrique : http://www.atheles.org/lafabrique/.
Source : blog.slateafrique.com/cahier-nomade/2012/03/24/decoloniser-lesprit-ngugi-wa-thiongo-par-lui-meme/
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire