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mercredi 28 mars 2012

Ngugi Wa Thiong’o par lui-même



Réflexion, littérature
Les positions de l’écrivain et essayiste kenyan Ngugi Wa Thiong’o sont originales, fortes et provocantes. Elles sont connues de longue date chez les Anglophones. Parce qu’elles touchent au sacro-saint pilier de la langue (entendez la langue unique : le français, chez nous), elles n’ont eu pas d’échos du tout dans le monde francophone. Il a fallu un quart de siècle pour voir son ouvrage manifeste de 1986 (1) paraître en français chez un petit et précieux éditeur : Décoloniser l’esprit (La Fabrique, 2011). Depuis sa sortie l’an dernier, l’ouvrage en question n’a pas suscité, à notre connaissance, de débats dans la presse francophone. C’est pourquoi il nous a semblé utile de remettre en selle les arguments du romancier qui a osé, le premier, abandonner l’anglais pour renouer avec le kikuyu. Les pages ci-dessous sont extraites des ‘bonnes feuilles’ offertes aux lecteurs par l’éditeur. Implicitement ou explicitement, un nombre croissant d’artistes africains –des  cinéastes comme Manthia Diawara, des  plasticiens, des activistes hip hop– mettent en forme et en pratique les propositions avancées par l’auteur de Matigari. Quelque chose change…


« I. La littérature africaine et sa langue
1. On ne peut pas s’interroger sur la littérature africaine ni sur la langue dans laquelle elle est écrite sans réfléchir aux enjeux politiques d’une telle question. D’un côté, il y a l’impérialisme, sous ses formes coloniale et néocoloniale, qui n’en finit pas de vouloir remettre l’Africain aux labours, en lui collant des œillères pour éviter qu’il regarde hors du chemin tracé –bref l’impérialisme qui continue de contrôler l’économie, la politique et la culture africaines. Et puis en face il y a le combat des Africains pour affranchir leur économie, leur politique et leur culture de la mainmise euro-américaine et ouvrir une nouvelle ère, où souveraineté et autodétermination ne soient plus de vains mots.
Reprendre l’initiative de sa propre histoire est un long processus, qui implique de se réapproprier tous les moyens par lesquels un peuple se définit. Le choix d’une langue, l’usage que les hommes décident d’en faire, la place qu’ils lui accordent, tout cela est déterminant et conditionne le regard qu’ils portent sur eux-mêmes et sur leur environnement naturel et social, voire sur l’univers entier. La question de la langue est leur pays, ils n’abandonnèrent pas la conviction que la renaissance des cultures africaines viendrait des langues d’Europe. (Moi-même qui écris ce livre en anglais, ne devrais-je pas le savoir ? !)
2. En 1962, je fus invité au fameux colloque des écrivains africains organisé par l’université de Makerere à Kampala, en Ouganda. La liste des participants comprenait de nombreux noms que les étudiants de tous pays citent aujourd’hui dans leurs dissertations. Quel était l’intitulé de ce colloque ? «Conférence des écrivains africains de langue anglaise.» J’étudiais alors l’anglais à l’université de Makerere, antenne outre-mer de l’université de Londres. L’année précédente, en 1961, j’avais terminé La Rivière de vie, ma toute première tentative romanesque. Je suivais sagement le chemin ouvert par les récits de Peter Abrahams ou par le roman Le Monde s’effondre de Chinua Achebe, paru en 1959. Il y avait aussi les auteurs des colonies françaises, la génération de Léopold Sédar Senghor et David Diop, mise en avant par l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache publiée à Paris en 1947-1948. Tous écrivaient en langue européenne, comme d’ailleurs l’ensemble des participants au colloque de 1962. L’intitulé –«Conférence des écrivains africains de langue anglaise»– excluait desemblée les auteurs cruciaux et a toujours été au cœur des grandes violences faites à l’Afrique au XXe siècle.
Tout a commencé il y a cent ans, en 1885, à Berlin, le jour où les puissances capitalistes d’Europe se sont assises à une table et ont découpé un continent en colonies sans se soucier des peoples qui y vivaient, de leurs cultures et de leurs langues. Il semble que ce soit le destin des peuples africains de voir leur avenir tranché aux tables de conférences de métropoles occidentales : leur déchéance de pays souverains en colonies s’est décidée à Berlin ; leur conversion plus récente en néocolonies aux frontières inchangées s’est négociée autour des mêmes tables, à Londres, Paris, Bruxelles et Lisbonne. Le découpage hérité de Berlin, avec lequel l’Afrique vit encore, était évidemment –quoi qu’en aient dit les diplomates armés de bibles– économique et politique. Mais il était également culturel : à la conférence de Berlin, l’Afrique fut aussi partagée entre langues européennes. Les pays africains se virent définis et se définissent encore aujourd’hui sur la base de ce critère : pays anglophones, pays francophones et pays lusophones. Les écrivains africains auraient dû frayer des chemins hors de cet encerclement linguistique ; hélas, ils en vinrent à se penser eux-mêmes en fonction des langues imposées. Même lorsqu’ils s’insurgèrent et embrassèrent les sentiments les plus radicalement pro-africains, tentèrent de formuler au mieux les problèmes qui se posaient à  l’arabe, parlé par certains Africains ? Que faire du français et de l’anglais, devenus à leur façon des langues d’Afrique ? Que se passait-il si un Européen décidait d’écrire sur l’Europe en langue africaine ? Qu’advenait-il si… et si… et si… et si… ? Sans que personne aborde à aucun moment cette question : la domination de nos langues et de nos cultures par celles d’Europe.
Aucun Fagunwa, aucun Shaaban Robert, aucun écrivain de langue africaine n’était là pour faire redescendre l’assemblée sur terre. Et à aucun moment la question ne fut posée : ce que nous écrivions était-il de la littérature africaine ? La nature du public touché par les œuvres, le rôle décisif de la langue dans la détermination d’un lectorat d’une certaine classe et d’une certaine nationalité, rien de tout cela ne fut abordé. Le débat porta sur le thème des œuvres, le pays d’origine des auteurs et l’endroit où ils vivaient. L’anglais, au même titre que le français et le portugais, était implicitement accepté comme langue naturelle de la littérature, y compris africaine. Les cercles dirigeants voyaient en lui un rempart contre les risques de division inhérents au multilinguisme.
Dans la sphère littéraire, beaucoup se réjouissaient que les langues européennes soient venues sauver les langues africaines d’elles-mêmes. Dans son avant-propos aux Contes d’Amadou Koumba, Sédar Senghor félicite Birago Diop d’avoir, pour ressusciter le style et l’esprit des vieux de langue africaine. Avec le recul, en examinant tout cela au prisme des questions que je me pose aujourd’hui, en 1986, je mesure l’aberration que cela représentait. Moi, simple étudiant, je me retrouvais invité sur la foi de deux nouvelles parues dans des revues étudiantes. Cependant que ni Shaaban Robert, alors le plus grand poète d’Afrique de l’Est en vie, auteur de plusieurs livres de prose et de poésie en kiswahili, ni Chief Fagunwa, grand écrivain nigérian, auteur de plusieurs titres en yoruba, n’étaient conviés.
Les débats sur le roman, la nouvelle, la poésie et le théâtre partaient d’extraits d’œuvres en anglais, excluant d’emblée les grandes œuvres en swahili, zoulou, yoruba, arabe, amharique ou en quelque langue africaine que ce soit. Cela n’empêcha pas la conférence des écrivains africains de langue anglaise, sitôt achevés les préliminaires d’usage, de commencer à discuter la première question à l’ordre du jour : «Qu’est-ce que la littérature africaine ?» Le débat qui s’ensuivit fut animé. Fallait-il appeler littérature africaine la littérature qui parlait de l’Afrique et de la vie en Afrique ? La littérature qu’écrivaient les Africains ? Que fallait-il faire d’un non-Africain qui écrivait sur l’Afrique ? Écrivait-il de la littérature africaine ? Qu’advenait-il si un écrivain africain décidait de situer son intrigue au Groenland ? Était-ce de la littérature africaine ? Ou était-ce la langue qui devait servir de critère ? Qu’en était-il alors de Comment expliquer qu’un écrivain africain, ou quelque écrivain que ce soit, devienne à ce point obsédé par l’idée d’emprunter à sa langue maternelle des expressions pour en enrichir d’autres langues ? Comment expliquer qu’il se sente investi d’une pareille mission?» ( Ngugi Wa Thiong’o)
(!) Il est temps de se procurer cet indispensable ouvrage  (Décoloniser l’esprit, traduit de l’anglais (kenya) par Sylvain Prudhomme, 2011,  168 pages,  15 euros, ISBN978-2-35872-019-9) chez les bons libraires ou auprès des éditions La Fabrique : http://www.atheles.org/lafabrique/.
Source : blog.slateafrique.com/cahier-nomade/2012/03/24/decoloniser-lesprit-ngugi-wa-thiongo-par-lui-meme/

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