Le bassiste et auteur-compositeur s'explique ici sur les options de son récent album ainsi que sur les joies et les peines du métier.
«Voyages» que vous nous amenez des Etats-Unis où vous
habitez semble à première vue le prolongement de «Mother Rythm» votre premier
disque paru voici maintenant 13 ans. Pourquoi cela ?
Simplement parce qu’il s’agit
d’un concept musical qui m’est propre et qui consiste à utiliser des rythmes du
terroir et d’y assoir des musiques qui se digèrent à l’échelle mondiale. Cet
album arrive malheureusement après un longue période parce que j’étais très
occupé entre les tournées. Ce «Voyages» se veut néanmoins la continuation du
premier qui est de mettre les rythmes camerounais en particulier sur une
trajectoire mondiale.
Depuis votre arrivée, vous martelez que vous
êtes en quête de standardisation de certains hits de la musique camerounaise.
Qu’est-ce à dire ?
Dans des pays plus avancés
comme les Etats-Unis, la musique est un patrimoine, c’est-à-dire qu’il s’y
trouve des changements qui ont été opérés dans le temps par des musiciens qui
avaient une vision. Je pense que nous pêcherions de ne pas exploiter ce qu’ils
ont judicieusement concocté pour baliser le chemin musical de notre nation. Moi
j’estime qu’une chanson qui a marqué une époque par son charme, son rythme, son
message ou sa mélodie puisse être revisitée au lieu qu’à chaque fois on essaye
de la mettre de côté pour en faire de nouvelles parfois de moindre qualité.
C’est un peu comme avec des bâtiments qu’il faille renouveler au lieu de
laisser en ruines. Il est pour moi question de permettre à ces chansons
anciennes de regagner de l’intérêt, d’être réactualisées, et pas seulement dans
les cabarets où elles sont souvent reléguées. Si je le fais et que d’autres en
fassent autant, l’on commencera à voir émerger des standards parce qu’avec
différents arrangements, on arrivera à écrire ces chansons là et à leur donner
une chance d’avoir un avenir. C’est ce que j’ai fait avec par exemple le titre Kaélé de Archangelo de Moneko.
Parlant de Kaélé justement, il nous souvient que votre
aîné Vincent Nguini s’y est également penché dans son dernier album intitulé
«Douma» avec une lecture différente de celle que vous nous apportez
aujourd’hui…
Oui Vincent Nguini fait partie
de ces grand-frères qui ont compris la chose depuis longtemps. Des chansons comme
«New York New York», elles sont interprétées par des centaines d’artistes.
Qu’attendons-nous pour faire apprécier le travail qui a été fait par nos
devanciers sur le sentier de la musique ? Qu’attendons-nous pour valoriser
leur travail ? Eux qui ont travaillé et légué à la postérité un patrimoine
de qualité ?
A l’écoute de cet album, l’on est frappé par le chant féminin. Cela rappelle un peu «Mother Rythm»
avec des performances vocales de Kaïssa Doumbé dans le titre Manyaka pour ne
parler que d’elle. Quelle est la ligne directrice de ce recours au chant
féminin qui semble vous préoccuper tant ?
Cela est lié d’abord à la
disponibilité des artistes pour un projet donné. La majorité de ceux qui sont
souvent disponibles sont les chanteuses. Cela dit, la performance d’un Jacques
Sango dans cet album n’est pas moindre. En intervenant tour à tour dans Sue la ndolo et jazziko,
cela rééquilibre un peu la donne au niveau des voix. Mais j’aime
par-dessus-tout la pluralité. Dans cet album, je suis resté compositeur et
arrangeur, pas chanteur comme d’aucuns l’auraient voulu. Et quand je travaille
sur un album, c’est en fonction des artistes que je vais inviter. Pour ce
projet, je suis allé chercher Valérie Belinga qui a une voix magnifique et qui
est pour moi parmi les cinq meilleures chanteuses mondiales. Je voulais aussi
avoir Jacques Sango qui n’est pas connu du public camerounais alors qu’il
travaille avec des sommités comme Quincy Jones et qui est intervenu avec brio
sur le titre Sue la ndolo. J’ai aussi
invité le chanteur américain du groupe anglais Loose End qui souhaitait
expérimenter la musique camerounaise. Avec tous ces apports, c’est à une sorte
d’échange culturel que je m’essaye dans mon option de faire aimer la musique camerounaise
sur l’échiquier mondial.
L’autre chose qui frappe ici c’est, à la
différence de vos compères Etienne Mbappé voire Vicky Edimo, c’est le jeu de
basse qui s’efface subtilement pour laisser cours à d’autres instruments. Cette
basse pourtant omniprésente ne noie pas les autres instruments, même si elle
est plus prononcée par rapport à l’album «Mother Rythm».
Votre remarque est pertinente dans la mesure où effectivement, la basse est
plus présente ici que dans le premier album. Musicalement, mon vœu était
simplement de chanter avec ma basse. A l’arrivée, c’est plutôt un album
homogène même si l’on peut constater sur le titre Tribology par exemple qu’il est question d’un dialogue entre
Valérie Belinga et la basse ; ou encore que sur la reprise de Soul makossa, il s’agit d’un funky
entre le chanteur américain et la basse ; alors que Jazziko c’est un solo de basse ou que Kaélé c’est une basse aiguë. La basse est donc omniprésente mais de
manière calculée puisqu’elle doit se fondre dans la chanson et non la dominer.
Existe-t-il une explication à ce penchant
esthétique ?
Oui. Je me définis avant tout comme musicien d’abord et seulement bassiste
ensuite.
Cela me rappelle que vous êtes arrivé chez
Manu Dibango par exemple comme keybordist et non bassiste.
Oui je suis multi-instrumentiste. Effectivement, c’est au cours d’un
concert en compagnie de Manu en 1981 que celui-ci m’avait conseillé le piano.
Je m’y suis mis vraiment au point de participer à des albums et à des tournées
comme pianiste.
Comment s’est opérée votre rencontre avec
Manu ?
C’est une longue histoire qui se décompose en quatre temps. Le premier eut
lieu alors que j’avais 11 ans. J’avais fabriqué une guitare avec des morceaux
de bois et du câble de frein qui ne me quittait pas et un jour que Manu était
de passage dans mon quartier Nlongkak où il venait rendre visite à un de ses
amis, je l’ai rencontré. Il m’a demandé si je voulais être musicien et j’ai dit
oui et il m’a demandé de jouer quelque chose pour lui. J’ai donc joué Miss Cavacha
l’un de ses hits de l’époque qu’il a apprécié bien que j’étais loin du compte.
Quelques années plus tard, la 2è rencontre eût lieu à l’Orchestre national. Un
midi et alors que je travaillais en solo avec la guitare basse, il est arrivé
avec son complice Francis Kinguè et m’a dit tout de go : «je voudrais que
tu viennes jouer avec moi au Club Manu» qui se trouvait a bâtiment du CNR. J’ai
répondu par la négative car je ne me sentais pas prêt. Il a alors eu comme un
flash et s’est spontanément souvenu de notre première rencontre et a fini par
me convaincre de rejoindre son groupe. Ce que j’ai fait et cela m’a donné
l’occasion de voyager à l’étranger. Après la fermeture de son club, il m’a
emmené avec lui à Douala au «Harrys Bar» avant de repartir pour l’Europe. Dans
l’espace, moi aussi j'ai migré pour la France en passant par le Gabon. Je le
retrouve à Paris et il m’invite chez lui où il me reçoit avec gentillesse et
sans protocole. Il m’invite à nouveau à le rejoindre, cette fois-ci comme 2è
pianiste du «Soul Makossa Gang» où Justin Bowen jouait déjà au piano. Au bout
d’un an et à la faveur du départ du bassiste Armand Saball Leco, je deviens
donc le bassiste attitré du groupe et après le départ de Justin Bowen, je
deviens chef d’orchestre.
Qu’avez-vous retenu des huit années passées à
côté de lui ?
C’est la plateforme sur laquelle je me repose comme musicien ; c’est
mon école de musique. J’ai appris chez Manu non seulement comment bien jouer,
mais aussi comment manager, gérer un groupe. Chez Manu, les choses étaient bien
faites ou pas du tout. C’était le culte de l’excellence dans le travail
artistique. C’est là-bas que j’ai appris à être musicien plutôt que simple
instrumentiste. Et la différence est énorme quand on y pense. Il a toujours aimé
s’entourer de bons musiciens, c’est-à-dire des gens capables de se projeter, de
construire quelque chose sur la durée et qui ne se cantonnent pas simplement à
leur instrument.
«Mother Rythm» reposait sur Dumazz votre
groupe que l’on ne voit guère dans «Voyages». Que s’est-il passé ?
Dumazz qui veut dire mélange entre le baobab (Duma) et le jazz était l’idée
que j’avais à la base. Mais maintenir un groupe comme celui-là était difficile
sur la durée aux États-Unis du fait que ses membres étaient très demandés sur
le marché international de la musique. Il était donc plus judicieux pour moi de
mettre mon nom en avant et d’inviter les autres par la suite et suivant leur
disponibilité. Ainsi, il était plus facile de rassembler les membres autour de
moi quand l’occasion se faisait sentir.
Le métissage qui est le vôtre de par vos
origines transparaît dans votre création. Est-ce voulu ou simplement un
hasard ?
C’est bien entendu un effet voulu. C’est-à-dire que la constance chez moi
soit que toute ma musique se base sur les rythmes du Cameroun. Autant je me
veux musicien et pas seulement instrumentiste, autant je me veux Camerounais
d’abord au lieu de Yaoundéen ou d’un gars Douala. Toutes les musiques
camerounaises nous sont propres et je me sens investi du devoir patriotique de
tous les exploiter. La différence se fait si l’on arrive à être homogène dans
tout ce que l’on fait ; c’est cela qui aboutit par exemple à ce que dans
mon nouvel album, je passe aisément de l’ékang des Eton (Tribology) à l’assiko des Bassas (Jazziko). La seule question qui vaille alors la peine de mon point
de vue est celle-ci : est-ce que en faisant cela je perds quelque chose
musicalement ? Ce que je ne veux point faire c’est de penser que comme je
suis de Yaoundé ou de Douala, je m’arrête aux musiques de ces contrées-là alors
même que mon pays regorge de plusieurs rythmes et sonorités musicales de bonne
facture. Et ce travail-là est perceptible depuis «Mother Rythm» qui comprenait
des musiques bakas, bassas, doualas, bétis car tout cela constitue une richesse
inestimable. N’oubliez pas que nous sommes un pays d’une richesse culturelle
insolente et ce serait un péché de se cantonner à un seul rythme.
Aujourd’hui, lorsque l’on voit ce que vous
avez accompli artistiquement, on a du mal à imaginer que vous êtes parti de
très loin et avez bravé la fureur de vos parents médecins qui ne voyaient pas
d’un bon œil votre envie de faire de la musique. Comment vos parents vous
ont-ils laissé faire de la musique ?
(Il rit avant de couper) Ils ne m’ont pas laissé faire de la musique. Ce
fût difficile parce que j’ai dû me faire violence à un moment donné en faisant
–et je ne le conseille pas aux jeunes- l’école buissonnière à un moment donné.
Mes parents m’ont sorti de Yaoundé pour aller m’inscrire dans un internat à
Obala. Cela a failli leur réussir jusqu’au jour où le chef de mon établissement
a décidé de la création d’un orchestre scolaire. Cela a réveillé l’envie de la
musique en moi d’autant plus que faire de la musique bouillonnait en moi. Un
jour et ayant été absent de longs mois, le proviseur a écrit à ma mère. Et
lorsque le weekend suivant je me suis pointé à la maison en prétendant venir de
l’école, ma mère m’attendait de pied ferme et le pot aux roses a été découvert.
Je me suis donc confessé en faisant savoir que seule la musique me faisait
vibrer. Ce fût un moment difficile, très difficile même.
Vous les avez alors convaincu vos
parents ?
Oui. Parce que plus tard lorsque j’ai fait venir ma mère en France pour des
soins avec de l’argent gagné dans la musique, elle a compris.
D’où vous vient le virus de la musique ?
Est-ce par un parent ?
Quand on a des enfants, l’on n’oublie que l’ADN qu’on leur passe comprend
plusieurs variantes de ce que l’on est soi-même. Mon père était certes médecin,
mais il était aussi musicien puisqu’il jouait à la guitare ; il était
également propriétaire d’un bar avant même que je ne vienne au monde !
Dans ma famille paternelle à Douala, il y a un frère trompettiste. Et quand le
gêne de la musique a pris le dessus chez moi, mes parents ont voulu le
combattre. Sauf que ces choses-là ne se combattent pas ! Ma dernière fille
par exemple est à fond dans la musique et je l’ai encouragée en l’inscrivant au
cours de piano.
Dans son discours d’investiture en novembre
dernier, le président Paul Biya a invité la diaspora à rentrer au bercail
mettre son expertise en valeur dans la construction de la nation. Avez-vous été
interpellé par cet appel ? Envisagez-vous un retour définitif au
bercail ?
Cela est un peu difficile pour moi. Là pour le moment, la diaspora est très
mal analysée par la nation ici. Très souvent lorsque l’on parle diaspora ici,
l’on pense à Paris et à la France alors que la diaspora est plus vaste que
cela. C’est rarement que nous les artistes qui sommes aux Etats-Unis sont
appelés alors que nous n’en sommes pas moins Camerounais ! Moi par
exemple, je me considère comme un ambassadeur de la musique camerounaise vu que
j’ai gardé mon passeport camerounais. Quand j’entends le chef de l’Etat lancer
cet appel-là, je le comprends mais j’attends que cela prenne forme. Et quand
les choses seront bien en place, j’aviserai. Parce que revenir ne veut pas dire
grand-chose pour l’instant vu que les gens ont du mal à reconnaître même ce que
je fais. Musicalement, la diaspora a tant à dire surtout en direction de la
jeune garde artistique qui, faute de pouvoir venir nous voir en Amérique,
peuvent nous accueillir ici. Mais avant tout, il faut un cadre de qualité
pouvant permettre cela. J’ai entendu avant le remaniement récent des voix évoquer
un ministère en charge de la diaspora qui n’a finalement pas été au
rendez-vous. En ce moment-là, comment nous allons faire pour transmettre à la
jeunesse tout ce que nous avons, tout ce que nous possédons en l’absence de ce
cadre-là ? C’est triste de voir que je suis traité comme un roi à
l’étranger, chez les autres, et que chez moi, je passe incognito. Pour y faire
face, j’ai décidé, avec d’autres bien sûr, de ne pas baisser les bras et de
continuer à faire des albums de haute facture.
Il y a un moment important de votre parcours
que je m’en voudrais de ne pas évoquer ici : c’est la rencontre avec Paul
Simon dans le cadre du projet magnifique «Spirit of the Saints» au début des
années 90. Qu’avez-vous gardé de cette rencontre ?
C’était la première fois que je rencontrais un grand artiste américain et
ce qui m’a frappé chez lui fût sa simplicité. Ecoutez plutôt cette
anecdote : quand j’arrive au studio d’enregistrement lors de notre
première rencontre, je croise un homme avec un Tee shirt assis à l’entrée. Je
lui demande où était le studio et il m’a orienté. A l’intérieur, je croise
Vincent Nguini qui me demande si j’ai rencontré Paul Simon. Je lui réponds par
la négative en lui disant que j’ai croisé un assistant de technicien à
l’entrée. Nous ressortons ensemble et là il me présente le monsieur de tout à
l’heure en me disant que c’est lui Paul Simon. J’ai failli pisser dans mon
froc. J’ai ainsi appris que la grandeur se veut simple. Ce fût une belle
expérience parce que c’était la première fois où l’on se retrouvait entre
camerounais dans le cadre d’un projet de ce type pour un échange interculturel
avec un étranger qui s’intéressait à nos rythmes. De faire partie de cette
élite, de côtoyer les Georges Séba, Vincent Nguini, Saball Leco, Justin Bowen…
était pour moi quelque chose de grand et une belle expérience une fois de plus.
Pour vous musiciens de la diaspora,
vous-est-il venu à l’idée de monter un projet d’album commun ? Peut-être
que cela pourrait aider à mieux vous faire connaître au bercail !
Vincent Nguini et moi avons réfléchi sur quelques projets qui tardent à
prendre forme. J’avoue que nous de la diaspora pêchons à ce niveau-là. Nous
devons de temps en temps faire des projets comme ceux que vous évoquez pour
montrer que nous sommes ensemble vu que beaucoup pensent que nous sommes
dispersés. Avoir un projet commun serait véritablement une bonne chose pour
tout le monde.
On imagine que cela ne va pas être
facile !
Je ne vous le fais pas dire. Voyez simplement qu’entre Los Angeles et New
York, la distance est énorme et là on n’est qu’aux Etats-Unis ! Mais cela
n’est pas insurmontable, surtout avec les progrès technologiques. Il suffit de
lancer l’idée et le reste devrait suivre.
Parlant de technologie, l’on n’a pas beaucoup
senti les programmations dans «Voyages» alors même que vous vivez dans un
environnement qui s’y prête ?
Personnellement, j’aime ce qui est organique quand je fais de la musique.
Il n’y a pas de chaleur dans une boîte à rythmes ou dans un séquenceur. La
chaleur se trouve dans l’esprit des instrumentistes et les voix naturelles.
Entretien avec Parfait Tabapsi
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