Interview Littérature
Après une quinzaine d’années de va-et-vient
entre le Cameroun et l’étranger, l’un de nos plus valeureux chercheurs et
critique littéraire est rentré au bercail il y a quelques semaines. Avec sous
le bras un énième recueil de ses textes d’analyses des œuvres africaines
produites localement ou en diaspora. Occasion pour nous de lui rendre une
petite visite et d’avoir une conversation à bâtons rompus sur nombre de sujets
concernant la vie littéraire et critique en ce moment où l’on a en mémoire le
fameux colloque de Yaoundé organisé en avril 1973 sous la houlette de l’un de
ses mentors Thomas Méloné. Et comme à son habitude, il n’a fui aucune question,
répondant avec la même verve qu’on lui connaît, lui qui par ailleurs est l’un
des piliers du projet de l’Université des Montagnes de Bagangté dans le cadre
de l’Association pour le développement de l’éducation (AED).
Entretien avec Parfait tabapsi
Ambroise Kom |
En lisant le titre de votre dernier
ouvrage, on a comme l’impression qu’une certaine urgence a présidé à sa
préparation et à sa publication, ce d’autant plus que les manifestations des
«indignés» enrayaient la planète entière. Est-ce bien cela ?
Il me semble qu’une indignation peut en
cacher une autre. Vous faites sans doute allusion à Stéphane Hessel dans votre
référence aux manifestations des indignés qui enrayaient la planète entière. Le
génie des grands esprits comme Hessel est de trouver le mot juste ou la formule
idoine pour résumer une situation qui prévaut à un moment donné de l’histoire.
C’est ce qu’on a connu par exemple avec Frantz Fanon lorsqu’il publie «Les
Damnés de la terre». Contrairement à ce que vous suggérez, mon ouvrage n’est
nullement le fruit de quelque urgence. Il s’agit essentiellement, comme vous
l’avez vu, d’une collection d’essais produits au cours des 20/25 dernières
années de ma carrière. Et ici, l’indignation renvoie davantage à Yambo
Ouologuem puisque le devoir d’indignation «subliminalise» le devoir de
violence. L’indignation ayant présidé à ma démarche intellectuelle, il m’a
semblé que le devoir d’indignation résumait assez bien le contenu de l’ouvrage.
J’avais d’abord proposé «En attendant le messie…» comme titre mais l’éditeur a
trouvé cela un peu trop provocateur !
Parlant
de Frantz Fanon justement, il a dit dans «Les damnés de la terre» que la
mission de l’écrivain africain c’est de «secouer le peuple (…) de se
transformer en réveilleur du peuple», cela par la production d’une «littérature
de combat, une littérature révolutionnaire». Vous situez-vous dans cette
perspective fanonienne en écrivant ou avez-vous d’autres motivations ?
Par certains côtés, je suis
effectivement un disciple de Fanon mais je ne saurais prétendre me situer au
même niveau que l’illustre analyste de la condition du dominé. Nous avons
hérité de Fanon des concepts pertinents pour décrypter notre réel et c’est ce
que j’ai essayé modestement d’exploiter. Nous ne devons pas nous fatiguer de
lire et de relire Fanon dont l’œuvre n’a point de rides.
A vous
lire, l’on voit bien que la méthodologie critique que vous convoquez pour
analyser les écrits des auteurs africains et de la diaspora sortent des
sentiers de l’orthodoxie académique occidentale. Quelle en est la justification
?
Je ne sais pas ce que vous entendez par
«orthodoxie académique occidentale». J’ai toujours été et je demeure un
critique africain des productions culturelles des peuples noirs d’ici ou
d’ailleurs. Pour y parvenir je recours aux concepts les plus opérationnels
qu’ils aient été élaborés par des Asiatiques, des «Occidentaux» ou des
Africains. Je ne me suis jamais refugié derrière des frontières par choix
idéologique. Partout où je trouvais des sources fécondantes, je m’y abreuvais.
Et il vous appartient de juger du résultat qui se trouve en partie dans cet
ouvrage.
Votre
«subalternité consciente» vous range dans ces études postcoloniales qui pour
d’aucuns –à l’instar de Jean-François Bayart- constituent une sorte de
«carnaval académique» de mauvais aloi. Quels arguments leur brandissez-vous ?
Je n’ai pas d’arguments particuliers à
opposer à qui que ce soit pour affirmer ma subalternité. Je la démontre. J’ai
cité Jean-François Bayart en passant parce que j’avais trouvé sa formule un peu
curieuse. Mais en fait, la thèse de Bayart est assez simple puisqu’il prétend
essentiellement que les théoriciens de l’Hexagone ont aussi étudié la condition
du subalterne bien avant les Asiatiques et autres universitaires américains. Et
donc qu’il n’y a rien de neuf dans ce concept. C’est son avis et ce n’est pas
le mien. Je considère qu’au-delà de la contribution des théoriciens français
que cite Bayart, des critiques d’autres horizons tels que Spivak, Said, Bhabha,
Fanon, etc. ont contribué de manière significative à construire l’identité du
subalterne.
L’exil
et la diaspora africaine irradient vos écrits. De quel poids ces deux
thématiques pèsent-elles dans la pensée africaine actuelle ?
Je n’invente ni l’exil ni la diaspora.
Il s’agit d’une réalité qui impacte la vie africaine contemporaine. La
littérature ou plutôt la culture africaine produite en exil par la diaspora
africaine est de loin supérieure à la production qu’on trouve sur le continent,
surtout en pays francophone. La qualité de l’expertise africaine de la diaspora
est de loin meilleure que la continentale. Depuis la fin des années 1980, la
diaspora africaine en Europe et en Amérique du Nord est d’une importance qu’il
faut être sourd et aveugle pour ne pas en tenir compte. Et cela se voit dans le
domaine culturel et économique. Comment oublier qu’au cours des 15 dernières
années je vivais à cheval sur l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord puisque
j’enseignais aussi bien au Cameroun qu’aux USA en transitant constamment par
l’Europe où je faisais pas mal de rencontres avec la diaspora dans mon effort
de promouvoir l’Université des Montagnes (UdM). La diaspora camerounaise
apporte une contribution importante à l’UdM et j’ai dispensé plusieurs
enseignements sur l’exil en général et sur la diaspora africaine en
particulier. Il s’agit d’une problématique très riche dans le travail que je
fais aussi bien dans l’enseignement que dans la construction de l’UdM.
George Laming
que vous avez beaucoup étudié disait de l’intellectuel qu’il «may beconsidered
to be a person who is primarily concerned with ideas –the origin and history of
ideas, the way in which ideas have influenced and directed social practices». Est-ce une définition qui vous
convienne?
Je suis plutôt mal placé pour me
définir. Mais George Lamming que j’ai fréquenté aussi bien dans les écrits que
dans la vie – il fut maintes fois mon invité
au College of the Holy Cross aux USA après la visite que je lui rendis
dans son île natale de la Barbade – George Lamming donc est un écrivain et un
intellectuel dont j’apprécie énormément la production littéraire et
l’engagement dans la recherche des voies alternatives pour le développement
culturel et économique des pays du bassin des Caraïbes. Et la complexité
sociologique, politique et économique des Caraïbes induit une solide
connaissance de l’histoire et des courants de pensée qui traversent la région
pour être un tant soit peu pertinent. De ce point de vue, il est aussi
fascinant à lire/suivre que Mongo Beti. L’un comme l’autre sont des férus
d’histoire et de l’histoire des idées. Voilà qui leur permet de souvent poser
avec justesse les questions sur les enjeux des sociétés du monde noir
contemporain.
40
ans après le colloque de la Société africaine de la critique (SAC) organisé à
l’université de Yaoundé sur la thématique de la critique africaine, comment
définissez-vous aujourd’hui la place et le rôle de la critique africaine ?
Beaucoup d’eau a
coulé sous les ponts depuis le colloque de Yaoundé. A l’époque, la critique
africaine naissait au sein d’une université africaine également naissante. Tout
était sur les rails, pouvait-on penser, pour donner naissance à des institutions
critiques adéquates. Souvenez-vous que Diogène, une revue de renommée
internationale, publia une partie des textes parus dans «Mélanges Africains»
réunis par Thomas Méloné. Notre critique était sur une bonne rampe de
lancement. Malheureusement, elle ne tarda pas à piquer du nez avec la descente
aux enfers du système universitaire public qui achève de se désintégrer
totalement en 1993 avec ce qu’on a appelé la reforme/décentralisation du
système universitaire public. Il y a sans doute eu des timides productions
individuelles de qualité mais l’impulsion que Méloné et son équipe avaient
initiée n’a jamais été véritablement poursuivie. A côté des travaux collectifs
d’envergure comme l’avait annoncé Méloné, on ne se contente plus que
d’occasionnels et hasardeux colloques suivis de quelques actes souvent mal
ficelés, juste bons pour des changements alimentaires de grades. Conséquence,
la recherche/critique camerounaise a du mal à franchir la moindre frontière.
Les auto-publications dans d’obscures arrière-cours où les publications à
compte d’auteur ne manquent pas. Mais je doute que ce soit ainsi que la
critique camerounaise finisse par décoller et à se maintenir à un niveau
appréciable. En somme, il ne saurait y avoir de critique véritable sans institutions
solides et crédibles. Nous en sommes loin et je me demande si chaque jour on ne
s’en éloigne pas davantage. A moins évidemment de penser que le contingent
sorti des 25.000 recrues va révolutionner la recherche/critique universitaire
!!! Ne dit-on pas qu’impossible n’est pas camerounais ?
N’est-ce
pas une analyse trop sévère ?
En critique comme dans les autres
domaines, il n’y a pas de génération spontanée. Si l’on veut se positionner
avantageusement, il faut s’en donner les moyens adéquats. Des universités qui
n’entretiennent que des ventriloques, le mot est d’Eboussi Boulaga, ne produira
que des aspirants à la mangeoire. Vous savez bien dans quelle condition Méloné
s’est éteint, pratiquement comme un SDF intellectuel. A qui la faute ? Un pays
qui est incapable d’offrir un cadre épanouissant aux chercheurs et aux
créateurs d’idées ne peut récolter que la médiocrité qui caractérise notre
production critique et intellectuelle. Une bonne partie de notre jeunesse rêve
d’être ou d’alleurs ailleurs simplement parce que le pays qui l’a vue
naître la prive de rêve et bouche son
horizon.
De
votre parcours de critique dissident, une figure semble vous avoir inspiré et
même servi de modèle ; il s’agit du Pr Thomas Méloné. Que représente-t-il pour
vous et que lui devez-vous ?
Je ne sais pas si Méloné était un
critique dissident mais je reconnais qu’il m’a fortement marqué. D’abord parce
qu’il me forma en littérature africaine, qu’il me montra le chemin de l’Europe
et me poussa à aller en France à une époque où un Diplôme d’Etudes Supérieures
(DES) comme celui que je possédais à ce moment-là ouvrait largement les portes
de la haute Fonction publique camerounaise. En termes d’apprentissage de la
dissidence ou de ce qui s’en approche je dois avouer que j’ai appris autant
auprès de Mongo Beti, d’Eboussi Boulaga pour m’en tenir aux Camerounais
qu’auprès de Méloné qui, je dois l’avouer, m’a toujours fasciné par sa vivacité
d’esprit. Pour nous autres étudiants de l’époque, Méloné était un modèle,
autant sur le plan intellectuel que professionnel.
De
vous, vos pairs ne manquent pas de souligner votre scepticisme, votre
systématisme, votre absence de nuance dans vos analyses. Est-ce une critique
justifiée selon vous ?
Je ne sais pas ce que vous entendez par
scepticisme ou systématisme. Bien que de nombreux compatriotes camerounais me
désespèrent, je crois dur comme fer à l’avenir de notre pays et je fais ma part
pour que nous sortions de l’ornière. Analyste sans nuances ? Je ne sais pas. Je
n’aurais pas eu la carrière qui est la mienne si j’avais passé mon temps à
croiser le fer avec les uns et les autres. Seulement voilà, je ne suis pas
diplomate et je n’ai jamais eu d’ambition politique. Je suis donc libre de ma
pensée qui n’engage que moi puisque je n’ai jamais parlé qu’en mon nom. Je n’ai
jamais été en quête de prébendes puisque la moindre aiguille que je possède
procède de la sueur de mon front. Je n’ai jamais été candidat à aucune
nomination et je n’ai jamais accepté celles qu’on m’a maintes fois proposées.
Bref, je crois être un citoyen libre de sa parole. Et c’est sans doute cela que
vous considérez comme des propos sans nuances. Il serait peut-être temps que
nous libérions notre parole pour aussi libérer notre créativité.
Avec ce
livre, l’on constate, à tort ou à raison, que la figure de votre ami Mongo Beti
est presque partout présente. N’avez-vous pas peur d’en faire trop et de
finalement banaliser quelque peu son impact sur la construction de l’intellect
africain d’aujourd’hui et de demain ?
Si j’avais 20 ans de moins j’en aurais
fait davantage. J’aurais créé un Centre de recherche sur Mongo Beti. Si j’étais
riche, j’aurais créé une chaire Mongo Beti dans une université qui compte…Bref,
Mongo Beti est une institution et nous Camerounais avons tort de ne pas le
reconnaitre et de ne pas le célébrer. Comment pensez-vous qu’on puisse
banaliser Mongo Beti ? Il doit être présent en tout temps dans
l’imaginaire de notre peuple. Peut-on dire que les Français banalisent De
Gaulle ou que les Américains banalisent Washington ?
Il fut
un temps où vous étiez promoteur d’Ong. 20 ans plus loin, qu’avez-vous tiré de
cette expérience dans le monde de la société civile camerounaise ?
On parlait de banalisation
précédemment. Justement, les Camerounais ont banalisé, que dis-je, ils ont pour
ainsi dire travesti le concept d’Ong en en faisant essentiellement un moyen
d’accès à la mangeoire. Alors j’ai préféré m’en éloigner. Toujours est-il que
je suis resté actif dans la société civile de par ma participation à la
promotion de l’Université des Montagnes à travers l’Association pour
l’Education et le Développement (AED). J’ai trouvé pareil combat plus noble et
plus conforme à ma vision du monde et surtout à la manière dont je perçois
justement le rôle de la société civile. L’UdM comme vous le savez n’est pas une
aventure individuelle. Elle est transethnique, apolitique et sans obédience
religieuse. Il s’agit d’une entreprise citoyenne qui paie ses impôts, inscrit
tous ses employés a la CNPS et propose des formations nouvelles, c’est-à-dire à
fort taux d’employabilité. Sciences et techniques, sciences de la sante et
ingénierie financière à partir de l’an prochain sont nos domaines de
prédilection. C’est ce montage qui nous attire des bénévoles des quatre coins
du monde et fait de l’UdM un carrefour des cultures. Et je vous ferai remarquer
que l’UdM est la seule université privée au Cameroun essentiellement gérée par
des professionnels avérés de l’enseignement supérieur.
Votre
postfacier Romuald Fonkoua dit de vous que vous êtes un sociocritique qui place
la société et ses réalités au cœur des discours esthétiques et des
préoccupations critiques». Cela vous convient-il et pourquoi ?
Dans un échange
avec Mongo Beti, échange dont j’ai reproduit des extraits dans «Mongo Beti
Parle» (2002), J’affirme qu’«il y a des écrivains qui n’aiment pas lire la
critique et des critiques qui ne recherchent pas l’avis des écrivains». Je
demeure fidèle à cette manière de voir. Romuald Fonkoua est un critique
chevronné. J’imagine donc qu’il sait ce dont il parle et il ne m’appartient pas
de le juger, de dire si ce qu’il dit de moi est vrai ou faux, bon ou mauvais.
Que cela me convienne ou pas importe peu. Cela n’engage que lui et je n’ai pas
à le juger en retour. C’est la règle d’or du métier, il me semble.
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